Les problèmes intergénérationnels tiennent beaucoup à l’accélération que vivent toutes nos organisations
Enio Covre [TBS Education 2016]
Enio, originaire de Biarritz, décide dès son premier stage clinique en licence de psychologie de s’orienter vers le monde de l’entreprise. En 2016, il obtient un master 2 en psychologie sociale du travail et des organisations à Toulouse. Il s’intéresse alors à la gestion de la pénibilité au travail et a également travaillé sur l’implication et l’influence des réseaux sociaux dans les méthodes de recrutement. Il complète sa formation académique avec le Mastère Spécialisé de TBS Education ‘Gestion RH & Management’ en 2016. Pour ses premiers pas chez Airbus, il travaille sur l’implantation d’un leadership model. On le retrouve ensuite chez ATR, où il s’investit dans la digitalisation de la fonction RH.
De retour chez Airbus, il y expérimente la fonction RH de proximité puis traverse l’Atlantique pour exercer cette mission sur le site ATR de Miami, auprès d’une équipe intergénérationnelle de 14 nationalités différentes. Une expérience de deux ans qui l’a passionné, mais qui est brusquement interrompue par le Covid. Son retour en France se fera à Paris, chez LinkedIn, toujours comme RH de proximité. Aujourd’hui, il occupe ce poste chez Google DeepMind, la filiale IA de Google, sur un très large territoire (Europe, Moyen Orient et Afrique).
Quelles différences avez-vous pu expérimenter entre l’approche RH d’un groupe industriel européen comme Airbus et celle d’un GAFA américain comme Google ?
C’est avant tout l’approche stratégique des RH qui induit les différences. Je prends un exemple. Pour répondre au problème de la santé mentale des salariés, qui est une difficulté que l’on rencontre partout, les stratégies de prise en charge du risque sont très différentes. Les américains y consacrent vraiment de très gros moyens qui sont décidés en haut de la hiérarchie, par la direction. Pourquoi le font-ils ? En premier lieu, ils y voient leur intérêt car pour eux, (dans les entreprises américaines), le bien-être au travail est pensé comme une source de performance. Partant de là, l’entreprise met en œuvre beaucoup de ressources et le fait dans une approche très globale puisqu’elle les rend accessibles à tous et dans tous les pays où elle est implantée. On propose, via des EAP (Employee Assistance Program), des services gratuits conçus pour aider les salariés qui rencontrent des problèmes personnels ou liés au travail. Cela peut être l’accès à un psychologue extérieur à l’entreprise ou encore une assistance juridique : tout un programme de prestations externes auxquels les salariés ont recours librement. Chez Airbus, on est tenté par ce modèle car les succès de la Silicone Valley ont beaucoup influencé notre vision de l’entreprise mais c’est un changement de culture difficile à opérer.
"Dans les entreprises américaines, le bien-être au travail est pensé comme une source de performance."
Contrairement à ce qui se passe en France, chez Google, les sujets qui concernent les salariés dans leurs vies au travail ne sont pas portés par les instances du personnel. Les salariés évoluent dans un système où ils sont finalement peu protégés par la loi, en termes d’horaires de travail ou de congés par exemple. En France on négocie du temps de travail et des vacances mais ensuite on travaille différemment, on finance ces avantages par de la productivité et par des temps de travail quotidien allongés. Aux États-Unis les droits ne sont pas revendiqués de la même façon mais les journées sont moins chargées et les solutions sont proposées par une stratégie qui vient « d’en haut ». Encore une fois, c’est pragmatique, certains recrutements sont devenus très difficiles et on préfère prévenir les départs avec du bien-être au travail. En résumé, ça coûte beaucoup trop cher d’aller mal sur son lieu de travail !
Dans les études auxquelles nous avons accès, les jeunes diplômés parlent beaucoup du style de management qu’ils recherchent. Pouvez-vous me parler du leadership model ?
Avec le leadership model, les entreprises veulent dégager un socle commun sur lequel devra travailler l’ensemble des managers. Mais ça ne se décrète pas. On s’inspire des comportements qui existent dans l’entreprise. Il faut les identifier, les analyser, les mettre en perspective avec le système de valeurs de l’entreprise afin d’en proposer une recommandation, un modèle. Ce modèle grandit avec la structure, avec les événements qu’elle traverse, les choix qu’elle opère. Ce que l’on souhaite c’est que cela devienne un référentiel pour les managers. Par exemple chez Airbus, le leadership model est construit autour de l’agilité. Et de différentes manières d’être agile.
"Le consensus implique la coopération, l’écoute. Ce genre de modèle peut sans doute rencontrer les attentes des nouveaux venus."
Car l’idée n’est pas d’uniformiser les comportements mais de garantir que chacun à sa place travaille bien dans le même sens. On trouve donc plusieurs agilités dans le modèle de leadership d’Airbus : l’agilité personnelle, l’agilité dans ses rapports avec les autres, l’agilité dans le business. Chez LinkedIn, on est plus sur un modèle inspiré par le commercial, l’attention portée au business Pour Google, on travaille davantage sur un modèle fédérateur, qui crée du consensus.
C’est vrai que le consensus implique la coopération, l’écoute. Ce genre de modèle peut sans doute rencontrer les attentes des nouveaux venus.
Est-ce que vous parleriez de rupture dans les attentes de la génération « Covid » ?De façon assez courante, beaucoup de managers expriment des craintes vis-à -vis de la nouvelle génération mais ce n’est pas vraiment nouveau. En réalité, on parlait déjà d’instabilité et de difficulté à gérer les jeunes talents il y a dix ans. Ce qui est vrai à mon avis, c’est que cette génération a grandi en pensant que c’était difficile d’avoir un CDI et qu’elle s’est adaptée à cette idée. Elle a aussi conscience que les transformations que nous vivons sont exponentielles et imprévisibles. Là encore, elle s’adapte à cette insécurité en revendiquant justement moins de sécurité ! Elle respire comme son époque. Reste qu’il est normal d’être déboussolé en arrivant dans les entreprises. Certainement largement en raison de la décorrélation entre la réalité du terrain et ce qu’on apprend pendant ses études, qui est toujours aussi importante. Même à TBS Education ! Ceci étant dit, les problèmes intergénérationnels sont très présents. Je crois que cela tient aussi à l’accélération que vivent toutes nos organisations. Quand tout va plus vite, tout le monde manque de temps pour accueillir et former les nouveaux arrivants. Chacun rêve plus ou moins d’un nouvel arrivant « plug and play » mais c’est impossible !
"En réalité, on parlait déjà d’instabilité et de difficulté à gérer les jeunes talents il y a dix ans."
Un conseil pour ces jeunes qui démarrent ?
Quand les gens ne peuvent pas nous consacrer du temps, on a tendance à essayer de faire tout seul. En particulier en France, où les stéréotypes hiérarchiques et la notion de respect restent forts, on attend vraiment la dernière extrémité pour poser une question.
L’avantage c’est qu’on devient très débrouillard mais parfois au prix de sa sérénité. Aux États-Unis, une question n’est jamais perçue comme stupide et les jeunes demandent du soutien dès le premier obstacle rencontré à des managers qui sont disponibles en permanence. Alors, il faut trouver le bon moment mais il faut poser ses questions. Et le bon moment n’est pas forcément le dernier.
Propos recueillis par Anne Lafont (TBS Education 1988)
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